Parmi les écrivains qui incitent à considérer avec appétit, et
même une franche gourmandise, la fiction américaine contemporaine,
celui-ci est l'un des tout premiers : Colson Whitehead, à peine 38 ans,
et à son actif trois romans virtuoses, trois bijoux d'intelligence et
d'ironie, trois récits d'apparence hautement fantaisiste mais irrigués
en profondeur par une réflexion embrassant tout ensemble l'histoire des
Etats-Unis, les mythologies américaines telles que les a construites et
véhiculées la culture populaire, la question raciale et la place de
l'homme noir dans la société, son invisibilité. Le tout constituant une
méditation dans la lignée de celle développée par Ralph Ellison dans L'Homme invisible ou Toni Morrison dans Playing in the dark.
Il y eut d'abord L'Intuitionniste, envoûtante parabole mettant
en scène, dans une ville ressemblant comme deux gouttes d'eau à New
York, une improbable corporation des inspecteurs des ascenseurs,
indispensables au fonctionnement de la métropole verticale. Il y eut
ensuite Ballades pour John Henry, roman au long cours celui-là,
centré sur l'hypothétique figure du héros populaire John Henry,
pionnier de la jeune nation américaine. Aujourd'hui, voici Apex ou le cache-blessure, un titre intrigant pour une fiction qui l'est tout autant — humoristique comme les deux précédentes, cérébrale et vivifiante. Apex :
en latin, « pointe » ou « sommet » - mais c'est aussi le nom auquel le
personnage principal du roman a pensé pour désigner un produit de
pharmacie : un pansement adhésif. Originalité de ce pansement : il se
décline en plusieurs teintes, une vingtaine de nuances de beige, de
noir, de jaune... en fonction de la couleur de peau du consommateur
écorché. Il faut préciser que ledit personnage est « consultant en
nomenclature » : son métier est d'inventer des noms pour désigner des
produits. Lesquels noms ont bien sûr pour vocation de mettre en
confiance les acheteurs potentiels, de les séduire ou de les flatter,
bien davantage que de dire quoi que ce soit de juste ou de vrai sur les
produits qu'ils labellisent. Ainsi, si le mot « apex » ne semble pas
s'imposer d'emblée sur une boîte de sparadrap, peu importe ! Car « apex », c'est
avant tout et en soi « un nom sur lequel on pouvait compter », c'est «
la pointe du triangle » certes, mais aussi « le point infime tout en
haut de la pyramide [...], tous les zéniths, le summum de l'esprit
humain, le point culminant de toute civilisation ». Rien de moins...
Cette trouvaille fut, pour notre jeune « consultant en nomenclature »,
le coup d'éclat d'une brillante carrière à laquelle il choisit pourtant
de mettre prématurément fin. Atteint d'une mystérieuse infirmité, retiré
des affaires, il accepte néanmoins une mission : émettre un avis sur le
nom d'une ville. Il se trouve, en effet, qu'une partie des édiles de
Winthrop souhaiterait rebaptiser la bourgade New Prospera - avec « le
"a" final si mélodieux, tel un marchepied vers la richesse et la fortune
: montez, je vous en prie... ». La mission du consultant en
nomenclature l'entraînera alors à explorer l'histoire de la ville -
notamment sa fondation, sous le nom de Liberty, par des esclaves
affranchis.
A travers cette mise au jour du passé, c'est un instantané moqueur de
l'histoire américaine que déroule Colson Whitehead, en même temps qu'un
tableau non moins caustique de l'Amérique provinciale d'aujourd'hui.
Surtout, parsemé d'allusions faussement anodines, Apex ou le
cache-blessure creuse en réalité en profondeur une interrogation grave
sur l'acte de nommer et ses ressorts — ses fondements philosophiques et
mystiques, la relation saine ou dévoyée entre les mots et l'essence des
choses, le langage comme outil de discrimination ou comme victime
potentielle de manipulations qui le dévitalisent et le pervertissent.
Le 19/01/2008 - Mise à jour le 18/09/2013 à 16h49 Nathalie Crom - Telerama n° 3027
La Dernière Nuit a eu lieu. Le fléau s’est répandu. Et dans le désert du
monde d’après, les rares humains survivants luttent au jour le jour
pour échapper aux zombs, ces morts-vivants cannibales et contagieux.
Pourtant, l’espoir commence à renaître. Dans la Zone 1, tout en bas de
Manhattan, Mark Spitz et ses camarades ratisseurs éliminent les zombs
traînards, première étape d’une patiente entreprise de reconquête. Mais
la victoire est-elle seulement possible ? Et pour reconstruire quel
monde ? Les personnages sont hantés par le passé, ou inversement
refoulent le souvenir du cauchemar et des êtres perdus. Mais avant d’en
être réduits à survivre, avaient-ils vraiment vécu ? Mark Spitz se sent
fait pour ce chaos absurde grâce à sa médiocrité même, et éprouve une
étrange empathie pour les traînards. Et parfois, il lui vient à l’esprit
la pensée interdite…
Colson Whitehead offre ici un authentique et
palpitant conte de terreur, dont la noirceur et la tension permanente
sont accentuées par un humour macabre et sardonique, et une invention
verbale exceptionnelle, faite d’argot militaire, d’euphémismes
officiels, d’images audacieuses pour rendre compte de l’impensable,
donner une forme au pire. Mais ce tableau d’apocalypse, cette fable aux
multiples interprétations est aussi une méditation sur ce qui fonde
l’humanité. En vrai moraliste, Whitehead pose ici plus crûment que
jamais la même question lancinante : que faisons-nous de nos vies ? Et
la démesure de l’horreur confère à cette représentation un lyrisme
endeuillé, une gravité et une puissance proprement visionnaires.
Description:
Parmi les écrivains qui incitent à considérer avec appétit, et même une franche gourmandise, la fiction américaine contemporaine, celui-ci est l'un des tout premiers : Colson Whitehead, à peine 38 ans, et à son actif trois romans virtuoses, trois bijoux d'intelligence et d'ironie, trois récits d'apparence hautement fantaisiste mais irrigués en profondeur par une réflexion embrassant tout ensemble l'histoire des Etats-Unis, les mythologies américaines telles que les a construites et véhiculées la culture populaire, la question raciale et la place de l'homme noir dans la société, son invisibilité. Le tout constituant une méditation dans la lignée de celle développée par Ralph Ellison dans L'Homme invisible ou Toni Morrison dans Playing in the dark.
Il y eut d'abord L'Intuitionniste, envoûtante parabole mettant en scène, dans une ville ressemblant comme deux gouttes d'eau à New York, une improbable corporation des inspecteurs des ascenseurs, indispensables au fonctionnement de la métropole verticale. Il y eut ensuite Ballades pour John Henry, roman au long cours celui-là, centré sur l'hypothétique figure du héros populaire John Henry, pionnier de la jeune nation américaine. Aujourd'hui, voici Apex ou le cache-blessure, un titre intrigant pour une fiction qui l'est tout autant — humoristique comme les deux précédentes, cérébrale et vivifiante. Apex : en latin, « pointe » ou « sommet » - mais c'est aussi le nom auquel le personnage principal du roman a pensé pour désigner un produit de pharmacie : un pansement adhésif. Originalité de ce pansement : il se décline en plusieurs teintes, une vingtaine de nuances de beige, de noir, de jaune... en fonction de la couleur de peau du consommateur écorché. Il faut préciser que ledit personnage est « consultant en nomenclature » : son métier est d'inventer des noms pour désigner des produits. Lesquels noms ont bien sûr pour vocation de mettre en confiance les acheteurs potentiels, de les séduire ou de les flatter, bien davantage que de dire quoi que ce soit de juste ou de vrai sur les produits qu'ils labellisent. Ainsi, si le mot « apex » ne semble pas s'imposer d'emblée sur une boîte de sparadrap, peu importe ! Car « apex », c'est avant tout et en soi « un nom sur lequel on pouvait compter », c'est « la pointe du triangle » certes, mais aussi « le point infime tout en haut de la pyramide [...], tous les zéniths, le summum de l'esprit humain, le point culminant de toute civilisation ». Rien de moins...
Cette trouvaille fut, pour notre jeune « consultant en nomenclature », le coup d'éclat d'une brillante carrière à laquelle il choisit pourtant de mettre prématurément fin. Atteint d'une mystérieuse infirmité, retiré des affaires, il accepte néanmoins une mission : émettre un avis sur le nom d'une ville. Il se trouve, en effet, qu'une partie des édiles de Winthrop souhaiterait rebaptiser la bourgade New Prospera - avec « le "a" final si mélodieux, tel un marchepied vers la richesse et la fortune : montez, je vous en prie... ». La mission du consultant en nomenclature l'entraînera alors à explorer l'histoire de la ville - notamment sa fondation, sous le nom de Liberty, par des esclaves affranchis.
A travers cette mise au jour du passé, c'est un instantané moqueur de l'histoire américaine que déroule Colson Whitehead, en même temps qu'un tableau non moins caustique de l'Amérique provinciale d'aujourd'hui. Surtout, parsemé d'allusions faussement anodines, Apex ou le cache-blessure creuse en réalité en profondeur une interrogation grave sur l'acte de nommer et ses ressorts — ses fondements philosophiques et mystiques, la relation saine ou dévoyée entre les mots et l'essence des choses, le langage comme outil de discrimination ou comme victime potentielle de manipulations qui le dévitalisent et le pervertissent.
Le 19/01/2008 - Mise à jour le 18/09/2013 à 16h49
Nathalie Crom - Telerama n° 3027