Sévère

Jauffret, Régis

Book 8668 of Littérature

Language: French

Publisher: Seuil

Published: Nov 10, 2014

Description:

Régis Jauffret raconte l'amour qui fait mal

Par Baptiste Liger, publié le , mis à jour le

Inspiré par l'assassinat du banquier Edouard Stern, Régis Jauffret, dans "Sévère", se livre à une exploration de l'amour qui fait mal. Et brosse un bouleversant portrait de femme.

Chacun connaît l'avertissement : "Toute ressemblance avec des événements ou des personnes existant ou ayant existé..." Impossible toutefois de ne pas songer à l'affaire Stern à la lecture de Sévère, l'exceptionnel roman de Régis Jauffret (1).  

Petit rappel : le 28 février 2005, le banquier Edouard Stern est assassiné par sa maîtresse, Cécile Brossard, lors d'ébats sadomasochistes. S'ensuivit un procès retentissant, lors duquel le tribunal et la presse épluchèrent, jusque dans les détails les plus intimes, la vie du défunt pervers et de son amante bourreau. Mais ne faudrait-il pas relativiser (voire échanger) ces étiquettes ? 

De Madame Bovary à De sang-froid en passant par L'Adversaire, on savait que les faits-divers pouvaient donner lieu à de grands romans. Sévère est de cette trempe ; pas moins. Pour des raisons juridiques (jamais les noms de Stern ou de Brossard ne sont prononcés) mais aussi littéraires, ce texte assume d'ailleurs son statut d'oeuvre de fiction. "L'imagination est un outil de connaissance, précise Jauffret dans le prologue. Elle regarde de loin, elle plonge dans les détails comme si elle voulait explorer les atomes." Puis il nuance : "Oui, mais la fiction ment [...]. Elle est née de mauvaise foi, comme d'autres naissent bleus ou idiots." Et les personnages ? "Des poupées remplies de mots, d'espaces, de virgules, à la peau de syntaxe." Le ton, clinique, est donné. 

Dès le premier paragraphe, l'auteur d'Asiles de fous (prix Femina 2005) résume brutalement les faits, à travers la voix de son héroïne : "Je l'ai rencontré un soir de printemps. Je suis devenue sa maîtresse. Je lui ai offert la combinaison en latex qu'il portait le jour de sa mort. Je lui ai servi de secrétaire sexuelle. Il m'a initiée au maniement des armes. Il m'a fait cadeau d'un revolver. Je lui ai extorqué un million de dollars. Il me l'a repris. Je l'ai abattu d'une balle entre les deux yeux. Il est tombé de la chaise où je l'avais attaché. Il respirait encore. Je l'ai achevé. Je suis allée prendre une douche." 

La narratrice s'appelle Betty - mais ce n'est pas son vrai prénom. Sur 150 pages bien serrées, elle livre sa confession - dans un avion ou ailleurs - celle d'une pauvre fille systématiquement dépassée par les événements. 

Le goût de la chasse et du sang

Violée dès son plus jeune âge, elle fit des séjours en hôpital psychiatrique, avant d'être recueillie par une tante. Ensuite, elle suivra un couple libertaire, qui va lui donner la soif du luxe, de la luxure et du fric qui sent bon "les lits frais dont chaque jour le personnel change les draps". La meurtrière revient aussi sur son mariage avec un homme sympathique, qui consent à ne plus coucher avec elle, et surtout, sur son corrupteur. Un individu sans scrupules qui donnera à sa compagne de jeu(x) le goût de la chasse et du sang. Le genre d'homme excité par le port de la burqa, capable d'envoyer les femmes chez le gynécologue, comme on emporterait une voiture chez le concessionnaire. En plus de lui servir d'objet sexuel contre rémunération, la "demi-mondaine" sera sa rabatteuse de femmes - et d'hommes - mais aussi, in fine, l'arme de son suicide. 

Dans un style épuré et ravageur, l'auteur raconte l'une de ces histoires d'amour qui "explosent contre un mur qu'elles avaient construit pierre par pierre". Réflexion sur le sexe, le pouvoir, l'argent et les sentiments, Sévère se révèle également un bouleversant portrait de femme en quête d'absolution - dans la lignée des précédents ouvrages de Jauffret, tels Univers, univers ou Clémence Picot. Il en résulte cette exploration des relations entre Eros et Thanatos, aussi douloureuse que magnifique. 

(1) Le fait-divers a déjà inspiré à l'écrivain français un article dans Le Nouvel Observateur, et deux autres romans : Latex de Laurent Schweizer (Seuil, 2008) et Tigres de Gabriel Janer Manila (Actes Sud). 

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POUR : 

Est-ce une histoire d'amour ? Oui, disons cela. Après tout, pourquoi pas - « l'horreur est la mesure de l'amour », prévient Georges Bataille dans La Littérature et le mal« Son meurtre a été la conséquence de mon amour excessif. Je l'ai tué de l'avoir trop aimé. Je préfère ce long séjour en prison au malheur que nos chemins ne se soient jamais croisés », continue de penser, incarcérée pour l'assassinat de son amant, la narratrice de Sévère, à qui Régis Jauffret donne ici voix - d'une écriture dépouillée de tout débordement, tout excès, tout effet. C'est sur cette écriture même, sur la justesse du ton ainsi posé, et tenu page après page, que repose la réussite du roman. Sur sa construction également, architecture aussi discrète que savante, qui juxtapose et croise les diverses temporalités du récit : présent, passé, passé antérieur.

Si le socle de Sévère est évidemment un fait divers (le meurtre du banquier français Edouard Stern par sa maîtresse), le roman s'affranchit rapidement de cet ancrage trop précis, pour s'incarner en des personnages singuliers, et se déployer. La confession étrangement calme, détachée, de la narratrice, devient l'histoire d'une cruelle et troublante manipulation, d'un acte de vampirisme psychologique caractérisé. L'histoire aussi d'une servitude volontaire. Qui souligne toute la place, inéluctable et délétère, que tient le rapport de pouvoir dans les relations humaines, dans la relation érotique ou amoureuse. Une histoire intemporelle autant qu'infernale - car nul doute, ici, de l'enfer, on franchit le seuil.

Nathalie Crom

 

CONTRE :

« Je suis un romancier, je mens comme un meurtrier » : merci, Régis Jauffret, de rappeler au lecteur que la fiction éclaire la réalité « comme une torche », que « l'imagination est un outil de connaissance ». Mais pourquoi une telle déclaration, en un préambule à ce roman ? Qu'est-ce qui pousse -oblige ?- Régis Jauffret à réclamer la liberté, à se justifier, à justifier la littérature ? Pour se parer de mauvais coups éventuels -critiques, procès ? Un peu plus loin, l'écrivain renchérit : « Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c'est moi qui l'ai inventée. »

Comme les autres, évidemment. Comme Univers, univers, comme Microfictions (prix France Culture-Télérama 2007), comme Lacrimosa. Régis Jauffret est un pique-assiette de faits divers. Ainsi font les bons écrivains, de Stendhal (Le Rouge et le Noir) à Thierry Jonquet (Moloch), sans oublier Truman Capote (De sang-froid). Régis Jauffret a donc inventé une histoire de crime bien crapoteux qui pourrait rappeler « l'affaire Stern », ce banquier richissime abattu par sa maîtresse en février 2005. Hélas, son roman indif­fère presque autant que l'événement. Tout est là, pourtant: situations, personnages, construction narrative. On salue à nouveau le style clinique de l'auteur de Clémence Picot, son intelligence à titiller les consciences, à provoquer le tumulte tout en disséquant l'absurdité du monde, sa perver­sité. Il sait faire éclater toute l'ambivalence d'un homme et d'une femme devenus personnages de fiction, tout en accusant leur misère intellectuelle et affective. Mais si histoire il y a, si littérature il y a, que raconte Sévère ? Un meurtre de « sang-froid », un de plus ? Banal. Un scandale ? Celui d'être milliardaire et de s'adonner à des pratiques sadomasochistes ? Bof. A être trop sévère avec ce Sévère, on s'interroge : pourquoi Régis Jauffret s'est-il entiché de ce fait divers, de cet homme, de cette femme, de leur détresse, de leur décadence ? Y voit-il, une fois de plus, ce désamour si florissant au­jourd'hui, cette haine si caractéristique de notre vilaine époque ? Peut-être.

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"Le crime de sang fascine les foules, mais aussi les artistes. L'exposition «Crime et châtiment» au musée d'Orsay en témoigne, qui veut explorer, à travers les oeuvres de Goya, de Vallotton, de Géricault ou encore de George Grosz, la puissance fantasmatique que la violence inspire, poussant les plus grands peintres à représenter exécutions, meurtres et assassins, jusqu'à constituer certains sujets de prédilection en archétypes, telle Charlotte Corday, tantôt magnifiée, tantôt accablée, par Jacques-Louis David, Paul Baudry ou Edvard Munch.

Le constat vaut tout autant pour les écrivains ; c'est d'ailleurs à une autre femme criminelle - aux motivations plus passionnelles que politiques - que s'est intéressé Régis Jauffret dans son dernier texte, Sévère, où il tente de restituer par les mots ce que d'autres ont voulu faire par le trait et la couleur : une présence. Une manière d'être, de penser, de parler surtout. Son héroïne, ou plutôt son modèle, a occupé les gros titres des journaux en 2005, lorsque fut découvert le corps de son amant, le banquier Édouard Stern, abattu de quatre balles alors qu'il était attaché, moulé dans une combinaison de latex. Chargé de couvrir le procès pour Le Nouvel Observateur, au terme duquel Cécile Brossard fut condamnée à huit ans et demi de prison, l'auteur de Clémence Picot y prit un tel intérêt qu'il décida d'en faire un roman." -- Magazine Littéraire.