Dans L'Auteur ! L'Auteur ! ou Un homme de tempérament, David Lodge explorait la personnalité et les failles d'écrivains majeurs. Il poursuit cette quête avec Des vies à écrire, série de portraits qui sont autant de voyages dans l'intimité de Graham Greene, Muriel Spark ou H. G. Wells. L'écrivain est-il un homme ou une femme comme les autres face aux tragédies ordinaires que sont la vieillesse, la solitude ou l'oubli ?
Au-delà, c'est le biographe lui-même, cet enquêteur passionné remontant le cours d'une vie, qui intéresse David Lodge. Il pose en filigrane la question au coeur de tout travail d'écriture : peut-on pleinement saisir la vérité d'un destin ?
David Lodge est né à Londres en 1935. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont Thérapie (1996), l'Art de la fiction (1996), Pensées secrètes (2002) ou La Vie en sourdine (2008). Toute son oeuvre est publiée aux Éditions Rivages.
**
Extrait
Graham Greene, les dernières années
La biographie en trois volumes de Graham Greene a occupé exclusivement son auteur, Norman Sherry, pendant vingt-huit ans, ce qui constitue peut-être une sorte de record. Greene est mort en 1991, en prédisant avec justesse qu'il ne serait pas là pour lire le deuxième volume, publié en 1994. Il prophétisa également que Sherry ne vivrait pas assez vieux pour lire le troisième et dernier volume, publié en 2004 : on détectera peut-être dans cette remarque un certain ressentiment face à l'ampleur et l'envergure toujours grandissantes de cette biographie, et le regret d'avoir autorisé ses révélations souvent embarrassantes. La prophétie ne se réalisa heureusement pas, mais il s'en fallut parfois de peu. Sherry promit de visiter tous les pays évoqués dans les romans de Greene, serment qui le conduisit dans quelque vingt pays, entraînant toutes sortes d'épreuves, parmi lesquelles au moins une maladie qui mit sa vie en danger. Dans l'avant-dernière page de sa biographie, il admet : «J'avais souvent eu le sentiment que je n'aurais ni la force ni le courage de mener cette tâche à son terme», et par superstition, il laissa la toute dernière phrase de son récit inachevée.
Il est impossible de ne pas voir, à la lecture de cet ouvrage considérable, une mise en garde contre les périls de la biographie littéraire dès lors qu'elle devient une entreprise obsessionnelle et dévorante, une tentative vouée à l'échec de revivre par procuration la vie du sujet et de trouver à tout prix une parfaite adéquation entre celle-ci et sa production artistique. «Nul roman ne peut être crédible si le romancier ne reconnaît pas la vérité de ses propres expériences, même lorsque celles-ci sont dérangeantes», affirme Sherry dans son dernier volume. «Greene avait besoin d'affronter son passé : et nous, à notre tour, avons besoin d'exhumer son histoire intime.» Nous avons là plusieurs affirmations qui méritent discussion. Que signifie «vérité» dans ce contexte ? Si nous admettons que les écrivains traitent souvent d'expériences personnelles douloureuses et perturbantes dans leurs oeuvres (et Greene lui-même a dit qu'«écrire est une forme de thérapie») cela n'implique-t-il pas habituellement de s'écarter des faits empiriques - de les transformer, voire de les intervertir, de les réinterpréter, de les fondre dans un matériau purement fictionnel ? Si tel est le cas, n'y a-t-il pas danger à essayer d'identifier de façon trop littérale les sources des personnages et des événements dans la vie de l'auteur ? Un roman devient-il plus «crédible» quand nous y parvenons ? Ou moins ?
Ces questions relèvent d'un débat plus large qui occupe les critiques littéraires et les universitaires depuis que T. S. Eliot déclara en 1919 : «Plus l'artiste est parfait, plus seront complètement distincts en lui l'homme qui souffre et l'esprit qui crée ; plus l'esprit digérera et transmuera parfaitement les passions qui sont sa matière.» Eliot contestait le point de vue romantique selon lequel le processus créatif est essentiellement l'expression du moi de l'écrivain, et par voie de conséquence la légitimité de l'interprétation biographique, contribuant de manière cruciale à l'émergence d'un nouveau mouvement dans la critique littéraire universitaire qui a considéré le texte en tant qu'objet verbal autonome, et qui à la fin du xxe siècle avait triomphalement proclamé la «mort de l'auteur». Entre-temps, les lecteurs non universitaires manifestèrent un intérêt croissant pour les biographies d'auteurs, souvent écrites par des universitaires de formation empirique et historique. L'intérêt pour la biographie littéraire est indéniable et irrésistible mais impur sur le plan cognitif. Nous sommes fascinés par le mystère de la création littéraire, et par conséquent désireux de découvrir les sources de l'inspiration d'un écrivain ; mais nous sommes aussi simplement curieux, sur le plan humain, de connaître la vie privée des écrivains importants, en particulier si elle implique un comportement inhabituel. La vie de Graham Greene offrait de multiples occasions de satisfaire ces deux types de curiosité - tant d'occasions, peut-être, que Norman Sherry s'est laissé submerger et au bout du compte s'y est épuisé.
Revue de presse
Portraits d'écrivains et réflexions sur l'imagination et les faits par David Lodge...
Des vies à écrire entrelace des informations sur l'existence et le métier des écrivains, et des précisions sur la manière dont s'écrivent les biographies, mémoires, journaux. Une sympathie communicative s'instaure, même à travers l'évocation d'auteurs que le lecteur français ne connaît pas, comme Simon Gray (1936-2008), dramaturge et diariste, ami de Pinter. Il disait que le problème des journaux «est que l'on consigne seulement les choses qu'on préférerait oublier». (Claire Devarrieux - Libération du 13 novembre 2014)
Dans ce recueil d'essais aussi vifs que réjouissants parus dans la presse britannique tout au long de sa carrière, l'auteur de Thérapie (Rivages, 1998) explore sous toutes leurs facettes des existences passées dans le papier, l'encre et l'imaginaire. (Florence Noiville - Le Monde du 4 décembre 2014)
Description:
Dans L'Auteur ! L'Auteur ! ou Un homme de tempérament, David Lodge explorait la personnalité et les failles d'écrivains majeurs. Il poursuit cette quête avec Des vies à écrire, série de portraits qui sont autant de voyages dans l'intimité de Graham Greene, Muriel Spark ou H. G. Wells. L'écrivain est-il un homme ou une femme comme les autres face aux tragédies ordinaires que sont la vieillesse, la solitude ou l'oubli ?
Au-delà, c'est le biographe lui-même, cet enquêteur passionné remontant le cours d'une vie, qui intéresse David Lodge. Il pose en filigrane la question au coeur de tout travail d'écriture : peut-on pleinement saisir la vérité d'un destin ?
David Lodge est né à Londres en 1935. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres, dont Thérapie (1996), l'Art de la fiction (1996), Pensées secrètes (2002) ou La Vie en sourdine (2008). Toute son oeuvre est publiée aux Éditions Rivages.
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Extrait
Graham Greene, les dernières années
La biographie en trois volumes de Graham Greene a occupé exclusivement son auteur, Norman Sherry, pendant vingt-huit ans, ce qui constitue peut-être une sorte de record. Greene est mort en 1991, en prédisant avec justesse qu'il ne serait pas là pour lire le deuxième volume, publié en 1994. Il prophétisa également que Sherry ne vivrait pas assez vieux pour lire le troisième et dernier volume, publié en 2004 : on détectera peut-être dans cette remarque un certain ressentiment face à l'ampleur et l'envergure toujours grandissantes de cette biographie, et le regret d'avoir autorisé ses révélations souvent embarrassantes. La prophétie ne se réalisa heureusement pas, mais il s'en fallut parfois de peu. Sherry promit de visiter tous les pays évoqués dans les romans de Greene, serment qui le conduisit dans quelque vingt pays, entraînant toutes sortes d'épreuves, parmi lesquelles au moins une maladie qui mit sa vie en danger. Dans l'avant-dernière page de sa biographie, il admet : «J'avais souvent eu le sentiment que je n'aurais ni la force ni le courage de mener cette tâche à son terme», et par superstition, il laissa la toute dernière phrase de son récit inachevée.
Il est impossible de ne pas voir, à la lecture de cet ouvrage considérable, une mise en garde contre les périls de la biographie littéraire dès lors qu'elle devient une entreprise obsessionnelle et dévorante, une tentative vouée à l'échec de revivre par procuration la vie du sujet et de trouver à tout prix une parfaite adéquation entre celle-ci et sa production artistique. «Nul roman ne peut être crédible si le romancier ne reconnaît pas la vérité de ses propres expériences, même lorsque celles-ci sont dérangeantes», affirme Sherry dans son dernier volume. «Greene avait besoin d'affronter son passé : et nous, à notre tour, avons besoin d'exhumer son histoire intime.» Nous avons là plusieurs affirmations qui méritent discussion. Que signifie «vérité» dans ce contexte ? Si nous admettons que les écrivains traitent souvent d'expériences personnelles douloureuses et perturbantes dans leurs oeuvres (et Greene lui-même a dit qu'«écrire est une forme de thérapie») cela n'implique-t-il pas habituellement de s'écarter des faits empiriques - de les transformer, voire de les intervertir, de les réinterpréter, de les fondre dans un matériau purement fictionnel ? Si tel est le cas, n'y a-t-il pas danger à essayer d'identifier de façon trop littérale les sources des personnages et des événements dans la vie de l'auteur ? Un roman devient-il plus «crédible» quand nous y parvenons ? Ou moins ?
Ces questions relèvent d'un débat plus large qui occupe les critiques littéraires et les universitaires depuis que T. S. Eliot déclara en 1919 : «Plus l'artiste est parfait, plus seront complètement distincts en lui l'homme qui souffre et l'esprit qui crée ; plus l'esprit digérera et transmuera parfaitement les passions qui sont sa matière.» Eliot contestait le point de vue romantique selon lequel le processus créatif est essentiellement l'expression du moi de l'écrivain, et par voie de conséquence la légitimité de l'interprétation biographique, contribuant de manière cruciale à l'émergence d'un nouveau mouvement dans la critique littéraire universitaire qui a considéré le texte en tant qu'objet verbal autonome, et qui à la fin du xxe siècle avait triomphalement proclamé la «mort de l'auteur». Entre-temps, les lecteurs non universitaires manifestèrent un intérêt croissant pour les biographies d'auteurs, souvent écrites par des universitaires de formation empirique et historique. L'intérêt pour la biographie littéraire est indéniable et irrésistible mais impur sur le plan cognitif. Nous sommes fascinés par le mystère de la création littéraire, et par conséquent désireux de découvrir les sources de l'inspiration d'un écrivain ; mais nous sommes aussi simplement curieux, sur le plan humain, de connaître la vie privée des écrivains importants, en particulier si elle implique un comportement inhabituel. La vie de Graham Greene offrait de multiples occasions de satisfaire ces deux types de curiosité - tant d'occasions, peut-être, que Norman Sherry s'est laissé submerger et au bout du compte s'y est épuisé.
Revue de presse
Portraits d'écrivains et réflexions sur l'imagination et les faits par David Lodge...
Des vies à écrire entrelace des informations sur l'existence et le métier des écrivains, et des précisions sur la manière dont s'écrivent les biographies, mémoires, journaux. Une sympathie communicative s'instaure, même à travers l'évocation d'auteurs que le lecteur français ne connaît pas, comme Simon Gray (1936-2008), dramaturge et diariste, ami de Pinter. Il disait que le problème des journaux «est que l'on consigne seulement les choses qu'on préférerait oublier». (Claire Devarrieux - Libération du 13 novembre 2014)
Dans ce recueil d'essais aussi vifs que réjouissants parus dans la presse britannique tout au long de sa carrière, l'auteur de Thérapie (Rivages, 1998) explore sous toutes leurs facettes des existences passées dans le papier, l'encre et l'imaginaire. (Florence Noiville - Le Monde du 4 décembre 2014)