Les Déclassés

Mamine-Sibiriak

Book 1 of Littérature

Language: French

Publisher: BRS

Published: Jul 6, 2011

Description:

Il fait un temps affreux depuis le lever du jour.

On dirait qu’une force surnaturelle remue la terre, en extrait toute la boue emmagasinée dans ses entrailles et la vomit sur le sol gluant. Le ciel, couvert, est d’une couleur terne et les nuages bas rampent au ras des toits.

Les piétons s’embourbent profondément. De la boue, partout de la boue, toujours de la boue, encore de la boue ! Toute la ville de Propadinsk [3] semble vouloir se dissoudre en ce marais boueux. C’est comme si le ciel eût absorbé toutes les eaux sales de la ville pour les répandre à flots dans les rues.

— C’est dégoûtant ! fit Bachka de sa voix cuivrée en regardant la rue à travers les carreaux embués du cabaret.

Dehors tout se noie dans un brouillard épais. Des flocons de neige fondent dans l’air et tombent doucement sur le sol en le détrempant de plus en plus. En un instant la neige collée aux vitres intercepte le jour et plonge le cabaret dans une pénombre.

— Voilà ce que le bon Dieu nous envoie, dit sur un ton tranquille le patron de Plevna, un gros moujik, le visage troué de petite vérole, vêtu d’un veston de velours.

Il se nommait Ivan Vassilievitch, mais souvent, par colère, ses clients l’appelaient plus brièvement Vanka Caïn. [4]

— Hein, Bachka ! qu’en dis-tu ? En voilà-t-il une affaire !

Bachka ne répondit pas au cabaretier. Il tendit ses longues jambes en avant, découvrant ainsi ses chaussures éculées, débris de vieilles bottes veuves de leurs tiges. S’accoudant sur son bras velu, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine. Et l’on put apercevoir quelques cheveux blancs parmi les boucles châtaines de sa lourde chevelure embroussaillée.

Ses vêtements râpés ne pouvaient plus supporter les réparations. Sa redingote graisseuse, taillée à l’ancienne mode, avec manches étroites et large collet, était déchirée sur toutes les coutures. Et son pantalon de drap gris, montrant la trame, menaçait de se séparer de lui en dépit des larges pièces cousues aux genoux.

Ce costume lamentable préoccupe fort peu, d’ailleurs, notre héros. Depuis son lever une autre pensée l’obsède : se procurer le petit verre dont il éprouve si grand besoin par ce lendemain d’ivresse. Son cœur se contracte comme sous la morsure d’une sangsue lui tirant le sang goutte à goutte. Un insupportable malaise envahit ce corps d’athlète, pénètre ses os et ses muscles. Cette idée fixe ne quitte plus son cerveau. Un brouillard d’ennui voile sa large figure carrée, barbe massive, sourcils épais, nez aplati. Seuls ses petits yeux gris pétillent de convoitise.

— Le diable ne m’enverra personne ! marmonne-t-il en regardant la porte qui s’ouvre et se referme sans cesse ! Quel sale temps !

Pour éviter la neige beaucoup de gens entrent au cabaret de Plevna. Mais ce ne sont qu’inconnus : cochers, vieux soldats, paysans du marché, ouvriers. Tous, en entrant, font sur le parquet de larges flaques de neige fondue. Secouant leurs bonnets couverts de flocons, ils s’avancent en jurant vers le comptoir.

Le cabaretier suffit à peine à ces nombreux clients. Il remplit minutieusement les petits verres et ne pose plus l’énorme bonbonne qu’il tient à deux mains. Le nectar délicieux diminue à vue d’œil par suite de ces nombreuses tournées. Des « heins » de satisfaction sortent des robustes poitrines et emplissent la salle ; les gros sous pleuvent sur le comptoir.

Et Vanka Caïn trône à son poste tel un chef d’orchestre à son pupitre.

— Quel froid ! s’exclame un cocher, gaillard solide, tandis qu’il s’approche du comptoir et cherche sa bourse sous le pan de sa houppelande. Puis, les yeux fermés, il engloutit son petit verre, d’un trait.

Plein d’envie, Bachka fait des efforts sur lui-même et se détourne avec dépit de cette scène émouvante. Ce qui ne l’empêche pas de deviner le baume de l’alcool en la poitrine de ces heureux.

— Dire qu’il ne pensera pas à m’offrir un petit verre, continue-t-il à songer amèrement, — rien qu’un petit verre pour me remettre !

Et le cœur de Bachka se gonfle de haine contre l’hôte, oubliant l’ivresse de la veille.

— Ah ! quelle face d’écumoire !... ce ladre de Caïn !.. Il sait pourtant que je le lui payerai plus tard... Pouah ! Satan, va !... Et pour comble d’ennui, pas un ami ce matin !... que font-ils donc ?... Ni Ckocklik, ni Kornilytch, ni Trouba... personne !...

Placé au centre de la ville, en une impasse donnant sur le marché au blé, Plevna est le cabaret privilégié de Propadinsk. Il se compose, outre le vestibule, d’une grande salle mal éclairée avec, au fond, le comptoir du patron. Derrière, une petite porte accède à deux autres pièces plus petites et réservées aux habitués. Ceux-ci s’arrêtent rarement au comptoir et ne font que traverser la grande salle pour se rendre là où ils sont chez eux. Dans le cabaret proprement dit se pressent les clients de passage qui, après avoir bu, vont prendre place sur le large banc malpropre, le long du mur, où ils mangent à leur aise le morceau de pain qu’ils apportent.

En ce moment, seule la grande salle est occupée. Parmi le brouhaha et le continuel va et vient, l’oreille de Bachka perçoit dans le vestibule un léger bruit... Ces pas pressés lui sont bien connus... C’est Kornilytch qui arrive enfin.